Les navetteurs construisent des vies en voyageant

Comment les trajets quotidiens inspirent de nouvelles recherches

22 mars 2019

Partout dans le monde, des chercheurs s’intéressent à ce que Maja Cupples fait en ce moment.

Assise silencieusement et prête à rentrer chez elle, Maja ralentit la cadence tandis que la ville qui l’entoure presse le pas vers une nouvelle journée. Après un long quart de travail de nuit à l’hôpital pour enfants malades de Toronto, la technicienne en pharmacie de 32 ans regarde la scène en jouant sur son téléphone, un sourire aux lèvres, pendant qu’elle attend le prochain autobus de GO en direction de Mount Pleasant, au nord-ouest de Brampton, en Ontario.

Même si elle se déplace en solitaire aujourd’hui, elle n’est pas vraiment seule. Selon un sondage réalisé en octobre dernier auprès de nos clients, jusqu’à 65 % des passagers de Metrolinx ont répondu avoir pris GO pour se rendre au travail au cours des six derniers mois.

Ce n’est pas la seule raison pour se déplacer avec GO. Environ le quart (26 %) des répondants a déclaré avoir pris GO pour se rendre à Toronto durant le week-end et un autre 30 % des répondants ont affirmé avoir utilisé le service de transport pour une sortie de divertissement. Une portion presque aussi importante s’en sert pour visiter de la famille et des amis, alors que 14 % comptent sur GO pour aller à l’école et y revenir.

De plus, grâce au service amélioré et aux programmes comme celui de déplacements gratuits pour les enfants (Kids GO Free), davantage de clients se déplacent en dehors des heures de pointe. Cela signifie que GO Transit est utilisé pour des déplacements en milieu de journée vers des quartiers avoisinants et des escapades au centre-ville de Toronto le week-end.

Toutefois, ce sont les habitudes de déplacement entre la maison et le lieu de travail qui inspirent de nouvelles recherches et conversations. D’après les données les plus récentes de Statistique Canada, qui sont de 2016, près de 16 millions de canadiens et canadiennes se déplacent chaque jour pour aller travailler, soit 3,7 millions de plus qu’il y a 20 ans. Et la plupart de ces personnes, comme Mme Cupples, vont et viennent avec la précision d’une horloge de leur résidence à leur lieu de travail.

Au fourmillement canadien, ajoutons le temps que les gens des quatre coins du monde passent à faire exactement ce que Maja fait en ce moment, sans oublier les 1,8 billion de minutes que les Américains consacrent aux déplacements entre la maison et le travail chaque année.

Cela peut donner l’impression que chaque trajet est une copie des trajets qui le précèdent et qui le suivent.

Toutefois, ce temps transforme non seulement la société, mais aussi notre identité, notre état physique, nos échanges, notre perspective et même notre niveau de bien-être. Une étude de 2005 de Statistique Canada révèle que plus de navetteurs apprécient leurs déplacements quotidiens que le contraire. En fait, ils préfèrent ces déplacements à aller faire leur épicerie.

Auparavant balayées du revers de la main comme un « temps mort », une sorte de pause avant que la vie ne reprenne à l’autre extrémité du trajet, les secondes, les minutes et les heures passées en transition entre la maison et le travail sont de plus en plus étudiées par des chercheurs, des économistes, des spécialistes des sciences sociales, des urbanistes et même des publicitaires.

Qu’on apprécie ce temps ou pas (ayons une petite pensée pour les navetteurs à Jinan, capitale de la province de Shandong, en Chine, qui passent en moyenne six heures par jour pour aller au travail et y revenir), il a une importance qui commence à être pleinement comprise.

David Bissell, professeur agrégé à l’université de Melbourne, en Australie, a consacré une bonne partie de sa recherche à l’exploration du récit secret de nos vies de plus en plus mobiles. Il est particulièrement intrigué par les répercussions de ces moments sur notre futur, comme celui « des gens qui ont étudié pour leur diplôme dans un train, des gens qui ont apprécié la camaraderie du covoiturage, des gens qui avaient vraiment hâte de faire les mots croisés du matin ».

Son livre, 

, est une ode didactique à ces moments paisibles mais importants qui, au cœur des répétitions de nos habitudes de déplacement, nous transforment.

« Certainement, ce qui est intéressant est qu’énormément d’économistes des transports traditionnels considèrent que le temps de déplacement est du temps mort, perdu, du temps qui serait bien mieux investi dans d’autres activités, fait-il remarquer. Mais ce que je trouve vraiment fascinant dans mon projet, c’est que beaucoup de gens accordent de l’importance à leurs déplacements entre la maison et le travail pour une multitude de raisons. »

« Pour certains, c’est le seul moment dans la journée qu’ils ont pour soi, pour s’évader, pour rêver tout en étant éveillé, pour écouter des balados ou des films. Pour beaucoup, c’est le seul moment où ils ne font pas de travail rémunéré ou non rémunéré pour quelqu’un d’autre. Même les personnes qui détestent leurs déplacements entre la maison et le travail y trouvent toujours un point positif. Personne ne m’a dit que ses déplacements sont entièrement positifs ou négatifs. »

Au fil de ses multiples entrevues avec des navetteurs pour ses recherches, il est devenu évident pour M. Bissell que même si ces déplacements semblent sans conséquence ou insignifiants, leurs histoires sont habituellement reliées aux amis et à la famille. « En d’autres mots, les déplacements entre la maison et le travail sont les fils qui relient toutes ces dimensions importantes de nos vies », explique-t-il.

Même si nous semblons perdus dans nos appareils électroniques (tout comme Mme Cupples lorsqu’elle termine son quart de travail et qu’elle s’assoit sur un banc de la gare Union au centre-ville de Toronto), il y a une foule d’interactions, d’observations et d’émotions importantes. Cela peut se manifester sous forme de colère lorsque quelqu’un coupe la file alors que nous attendons un train de GO, ou sous forme de sourires échangés quand quelqu’un ramasse notre carte PRESTO, tombée par terre.

Selon David, le temps que nous passons à socialiser sur nos téléphones reste du temps consacré à créer des liens avec les autres.

« Souvent, les navetteurs réguliers s’assoient chaque jour sur le même siège du même autobus ou du même train. Ainsi, des communautés de navetteurs se forment; ils prennent soin les uns des autres, ils se reconnaissent, de manières subtiles certes, mais signifiantes. »

Et en tant que distraction sociale, les téléphones intelligents sont loin de représenter une nouveauté dans l’histoire. Il y a de cela bien longtemps, les libraires et les éditeurs de presse s’évertuaient à ce que les navetteurs se laissent absorber dans les pages des publications.

Juliet Jain, chargée de recherche principale au Centre for Transport and Society de l’University of the West of England, à Bristol, affirme que les trajets réguliers ont toujours été une prolongation du temps personnel.

« Peu de gens sont rémunérés pour se déplacer, dit-elle. Avant que la technologie permette d’être branchés lors des déplacements, les gens apportaient des documents pour travailler lors de voyages d’affaires. Je crois que la technologie permet de brouiller la frontière entre le temps dédié au travail et le temps personnel, surtout dans le cas des navetteurs qui utilisent le transport en commun. »

Selon Dr Jain, les chercheurs commencent tout juste à se pencher sur les aspects sociologiques et psychologiques des déplacements réguliers car ils prêtaient auparavant davantage attention à la manière dont les navetteurs allaient au travail qu’à la manière dont les trajets changeaient leur vie.

D’après Michael Wolf, photographe allemand qui a passé des années à prendre en photo les passagers des fameux trains surchargés de Tokyo (l’un de ses essais photographiques est justement intitulé 

), la plupart des navetteurs dans le monde entier désirent la même chose.

« Ils veulent que leur trajet soit le plus court possible et ils sont toujours contents lorsqu’il est terminé », fait-il remarquer, même s’il ne partage pas totalement ce point de vue pessimiste.

De ses trajets quotidiens de plus d’une heure, il a appris à se réjouir de la partie incluant le traversier, disant que « chaque trajet donne l’impression d’aller en vacances ».

Pour Maja, qui travaille dans un hôpital, revenir à la maison à bord de GO Transit n’est pas tout à fait des vacances, mais elle apprécie tout de même le trajet du retour, qui est d’environ deux heures.

« Je l’appelle mon moment pour moi », dit-elle à propos du temps qu’elle a pour souffler, souvent devant un film entier, durant le trajet du centre-ville vers sa résidence en banlieue.

Elle explique que le trajet l’aide à créer une transition entre la maison et le travail. Et c’est cela qui intéresse les chercheurs, étant donné les preuves de plus en plus nombreuses qui démontrent que se changer les idées est aussi sain et apprécié que de réduire son temps de trajet de quelques minutes.

Mais pour changer les mentalités, il faudrait que les déplacements soient considérés autrement qu’une distance entre deux lieux. Ils doivent être perçus, au contraire, comme une partie importante de notre parcours personnel ou, peut-être, comme Maja le fait ce matin, comme un moment pour regarder un film qui nous fait sourire pendant que le reste de la ville se presse pour se rendre au travail.

 Les déplacements entre la maison et le travail de la population canadienne en chiffres :

  • 12,4 : le pourcentage des gens qui se déplacent en transport en commun pour se rendre au travail et y revenir.
  • 36,2 : le temps moyen en minutes consacré aux déplacements entre la maison et le travail, selon Statistique Canada.
  • 1 : la place de Toronto par rapport au reste du pays quant au nombre de travailleurs et travailleuses qui utilisent le transport en commun.
  • 59,5 : l’augmentation en pourcentage du nombre de gens qui vont au travail en transport en commun entre 1996 et 2016.
  • 74 : le pourcentage de travailleurs et travailleuses qui se rendent au travail en voiture, selon le dernier recensement.

 Les déplacements entre la maison et le travail de la population mondiale en chiffres :

  • 6,3 millions : le nombre de passagers quotidiens dans les trains de banlieue de Mumbai, en Inde.
  • 1 : la place de Nice, au sud de la France, classée comme meilleure ville pour faire la navette en 2018.
  • 91 : le pourcentage d’habitants de pays à revenu élevé qui vivent à une distance de moins d’une heure d’une ville. Dans les pays à revenu faible, ce pourcentage se rapproche de 51 %.
  • 2 : le nombre d’heures moyen consacré par les habitants de Thaïlande pour se rendre au travail.
  • 2 : le nombre de minutes moyen consacré par les habitants du Malawi pour se rendre au travail.

par Thane Burnett Manager of editorial content for Metrolinx